Introduction scientifique : Dominique ROGERS
Mme Rogers, Maître de conférence, Université des Antilles, 2019.
Longtemps la connaissance des populations antillaises et particulièrement des populations serviles s’est appuyée uniquement sur les papiers d’habitation et sur le Code Noir (ou plus exactement sur l’édit de Mars 1685). Les premiers, issus ordinairement de la correspondance entre les gérants, les procureurs et les planteurs absentéistes, sont rares pour la Martinique où les propriétaires sont le plus souvent résidents. Le second, on le sait désormais [1] , ne rend compte que d’une vision très théorique de la vie des hommes et des femmes des sociétés esclavagistes des Antilles, même lorsqu’on le complète avec les décisions règlementaires locales (Code de la Martinique, Code de la Guadeloupe, Loix et constitutions de la partie française de Saint-Domingue…) A côté des registres des greffes et de la presse des îles en cours d’exploitation [2] , le notariat est sans doute l’une des sources les plus riches, intensément explorée ces vingt dernières années, pour la connaissance des libres de couleur et secondairement pour celle des populations « blanches » européennes ou euro-créoles. Le matériau offert dans le cadre de la base « Esclaves de Martinique » est néanmoins particulièrement original, par le fait qu’il s’appuie, non sur les registres conservés aux Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM) à Aix-en-Provence, mais sur les fonds des notaires locaux. L’édit royal de juin 1776, à l’origine du Dépôt des Papiers Publics des Colonies à Versailles et aujourd’hui aux ANOM, n’imposait pas l’envoi de toutes les doubles minutes (et notamment pas des inventaires après décès), mais aussi n’exigeait pas un niveau de précision exhaustif concernant le mode de paiement ou l’origine des biens. Dès lors, les fonds des notaires du sud de la Martinique s’avèrent d’une richesse irremplaçable, notamment par le fait qu’ils sont composés soit de documents originaux, dont on ne possède pas le double à Aix-en-Provence, soit de documents plus complets que ceux déposés aux ANOM. Les minutes conservées portant, hormis trois actes de 1801, 1815 et 1838, sur la période de 1776 à 1799, elles permettent d’approfondir la connaissance notamment de la période de la Guerre d’Indépendance américaine (1776-1783) puis de celle de l’Exclusif mitigé qui ouvre de nombreuses opportunités économiques à partir de 1783, enfin celle de la Révolution française (1789-1799). La Martinique étant occupée par les Britanniques à partir de 1794, les fonds des notaires du sud de la Martinique sont également une alternative particulièrement précieuse à un voyage à Londres pour consulter les doubles minutes qui ont été versées au Public Record Office à Kew.
Quelques éléments de précision supplémentaires permettent de faciliter l’utilisation de la base.
Les notaires du Sud de la Martinique travaillent avec des clients résidant dans l’ensemble de l’île, même si plus de deux tiers des actes concernent le Lamentin (645 minutes), Rivière salée (347), Rivière Pilote (343), Saint-Esprit (319), Trou-au Chat [3] (286) et le François (240). Par ailleurs, certaines minutes portent ponctuellement sur des territoires plus éloignés : d’autres îles sous souveraineté française (la Guadeloupe), ou anciennement françaises (la Grenade, Sainte-Lucie), enfin l’île longtemps neutre de la Dominique, mais fréquentée dès le XVIIe siècle, en toute illégalité, par les Français de la Martinique et de la Guadeloupe.
La photographie de la population servile de la Martinique offerte par la base est particulièrement riche. Avec 14741 lignes d’enregistrement concernant des esclaves, elle porte sur un échantillon non négligeable représentant globalement un cinquième de la population servile (20% en 1778 ; 18,4% en 1804 [4]). L’information collectée renseigne aussi bien sur le monde des plantations que celui des bourgs intermédiaires du sud de l’île, encore peu étudiés. Elle peut être utilisée dans des domaines extrêmement divers. Le simple lecteur curieux sera heureux d’y découvrir maints détails de la vie quotidienne de nos ancêtres. Qui soupçonnerait ainsi que les « Michel Morin » d’aujourd’hui existaient déjà au XVIIIe siècle, comme l’illustre cette jolie description d’un esclave de 1791 : « C’est un Michel Morin… » ? L’existence de « commandeuses », à côté des commandeurs, mais aussi de « Chasseurs ou de preneurs de rats », témoigne également de réalités inattendues, et parfois jamais encore documentées.
L’apprenti-chercheur pourra y tenter des études diverses, pour lesquelles on évoquera ici, de manière non-exhaustive :
- - la reconstitution et le fonctionnement des familles serviles, en complément des travaux de Myriam Cottias, Arlette Gautier, Marie Hardy, Valérie Gobert-Sega [5]
- - la situation des enfants en sociétés esclavagistes
- - l’onomastique, pour des études qui pourraient éventuellement compléter celles de Vincent Cousseau, cf. V. COUSSEAU, Prendre nom aux Antilles, individu et appartenances, XVIIe-XIXe siècles, CTHS, 2013.
- - la composition par sexe, par âge et par origine des individus
- - la qualification professionnelle des individus d’origine servile
- - leur état sanitaire, etc…
Enfin, on mentionnera quelques limites ou précautions à prendre pour une bonne utilisation de la base.
La mention « nègre de terre » a été présentée comme synonyme de « probablement né(e) en Afrique », alors que nombre de créoles peuvent également être des « nègres de terre ». De même, le concepteur de la base a fait le choix de déduire l’origine africaine de certains individus, en s’appuyant sur la mention d’un prénom qui ne relève pas du stock chrétien traditionnel. Or, l’opération est délicate du fait du recours extensif aux diminutifs et aux surnoms pour les esclaves au XVIIIe siècle.
***Notes***
[1] On consulterait avec profit à cet égard tant les travaux de Gabriel Debien, Marie Hardy, que ceux de Jean-François Niort sur les aspects normatifs. Cf. Gabriel Debien, Les Esclaves aux Antilles françaises, Basse Terre, Société d'Histoire de la Guadeloupe, 1974 ; Marie Hardy, « Le monde du café à la Martinique du début du XVIIIe aux années 1860 », thèse de doctorat, Université des Antilles et de la Guyane, 2014 ; Jean-François Niort, « Les libres de couleur dans la société coloniale, ou la ségrégation à l’œuvre (XVIIe-XIXe siècles) », Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe, n° 131, janvier-avril 2002.
[2] Dans le cadre des travaux du groupe de l’histoire de l’Atlantique français, on notera particulièrement la base créée par Jean-Pierre Leglaunec et Léon Robichaud, originalement à partir des avis de marronnage des Affiches Américaines de Saint-Domingue, mais qui, désormais, inclut également la Guyane française, la Guadeloupe, la Jamaïque, la Caroline du Sud, la Louisiane et le Bas-Canada.
http://www.marronnage.info/fr/accueil.php.
Pour l’utilisation des greffes, on évoquera d’une part la publication de Frédéric Régent, Gilda Gonfier et Bruno Maillard, Libres et sans fers. Paroles d'esclaves, Fayard Histoire, 2015 et, d’autre part, Dominique Rogers (dir.), Voix d’esclaves. Louisiane, Antilles et Guyanes françaises, XVIIIe-XIXe siècles, Collections sources et documents, Karthala, 2015.
[3] Actuelle commune de Ducos
[4] Données extraites de Léo Elisabeth, La société martiniquaise aux XVIIe et XVIIIe siècles, 1664-1789, Karthala, 1989, p. 29
[5] Myriam Cottias, La Famille antillaise des XVIIe et XVIIIe siècles : Etude anthropologique et démographique, Enracinements créoles, Thèse de doctorat, École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1990 ; Arlette Gautier, Les sœurs de solitude : la condition féminine dans l'esclavage aux Antilles du XVIIe au XIXe siècle, Paris, Éditions Caribéennes, 1985 ; Valérie Gobert, « Le droit matrimonial aux Antilles françaises, XVIIe-XXe siècles », Thèse de doctorat, université de Paris I, 2010 ; Marie Hardy, « Le monde du café à la Martinique du début du XVIIIe aux années 1860 », Thèse de doctorat, Université des Antilles et de la Guyane, 2014.